Mahler et la poésie chinoise
Le Chant de la terre marque la rencontre inattendue entre le compositeur autrichien et l’empire du Milieu.
Tous les matins au lever du jour, Gustav Mahler quittait la maison qu’il avait louée pour l’été avec son épouse à Altschluderbach, dans le Tyrol italien. Il se dirigeait à travers la campagne vers une maisonnette de bois, à peine plus grande qu’une cabane, dans laquelle un piano l’attendait. Là, il composerait seul au milieu de la nature. Il sentirait monter en lui le chant de la terre.
Le poids des drames
Ainsi essayait-il d’apaiser le poids des drames qui l’avaient terrassé au cours de l’année précédente, en 1907 : perte de sa fille âgée de 4 ans, apparition de sa maladie de cœur, démission de son poste de directeur musical de l’Opéra de Vienne.
De cet endroit, il écrivit à son ami Bruno Walter : « Pour retrouver le chemin de moi-même, il fallait que je sois ici dans la solitude. Car, depuis qu’une terreur panique m’a saisi, je n’ai rien tenté que de regarder ailleurs et d’écouter ailleurs… »
Cet ailleurs, il l’a peut-être trouvé dans un recueil de poèmes chinois du 8e siècle qui est tombé entre ses mains. Et c’est ainsi qu’a eu lieu, grâce à lui, une rencontre inattendue entre la Chine et la musique classique. Il a mis en musique six poèmes de Li Bai, Qian Qi, Meng Haoran, Wang Wei. Il les a destinés à deux voix de ténor et d’alto (ou baryton) et un grand orchestre et a intitulé précisément son œuvre Le Chant de la terre.
Pentatonisme oriental
Six mouvements structurent cette symphonie :
- « Chanson à boire de la douleur de la Terre » : la boisson est-elle un remède ? Mahler fait entendre le thème de l’ivresse, au cor, sur trois notes. Mais la réalité s’impose en un leitmotiv tout au long de cet épisode : « Sombre est la vie, sombre est la mort ». On entend le ténor, assailli par l’orchestre, monter jusqu’au sommet de sa tessiture.
- « Solitaire en automne » : l’homme trouve-t-il la paix au sein de la nature ? Le chant de l’alto, plongé dans une douce ambiance orchestrale, répond par la négative : les fleurs fanent, la beauté aussi.
- « De la jeunesse » : ce passage au thème pentatonique oriental a l’aspect raffiné des miniatures chinoises, teinté de sonorités cristallines (dont celle du triangle). L’étang évoqué ici ne reflète que l’illusion.
- « De la beauté » : voici un groupe de jeunes filles cueillant des fleurs de lotus. Des hommes arrivent, en un galop rythmé par les cuivres. Mais leur force brutale n’est pas celle qu’attendent les jeunes filles en fleur…
- L’« Ivrogne au printemps » : « Que m’importe le printemps, laissez moi à mon ivresse, dit-il en repoussant l’oiseau ». Mahler fait entendre dans un duo entre la flûte et le violon le dialogue entre l’oiseau et le poète.
- L’« Adieu » : deux poèmes se succèdent, séparés par une marche funèbre. Un poète reçoit l’adieu d’un ami. Une mandoline fait sonner le luth de sa muse. « Le bonheur sur terre ne m’a pas souri, dit l’ami… Je vais vers ces montagnes chercher le repos pour mon coeur solitaire ! ». Mahler rajoute aux poèmes quelques vers de sa propre main, traduisant le contraste entre l’éternité de la nature et la mortalité humaine : « La Terre refleurit au printemps. Partout l’horizon luira. Éternellement… »
Le mot Ewig (Eternellement) est répété sept fois, sonnant comme dans ces poèmes orientaux appelés mantra, au milieu d’un orchestre éthéré où tinte le célesta. La musique s’arrête sur deux accords superposés, pianissimo, de do majeur et la mineur, sans autre conclusion. Au milieu de la nature, Mahler fait s’évaporer le chant de la terre vers le ciel…
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